Deux explications préalables, si vous le voulez bien, sous la forme de réponses aux deux questions suivantes.
Une analyse juridique de l’accord de Brazzaville est-elle encore utile ?
J’avais, il est vrai, promis de me livrer à une analyse juridique de l’accord de Brazzaville. Mais, pendant que murissait cette analyse, l’actualité politico-militaire en Centrafrique a poursuivi son cours.
D’abord on a assisté, spécialement dans les rangs de la Séléka, une des parties au-dit accord, à une remise en cause de sa frange la plus radicale. Il est un fait aussi, mais peut-être que ceci explique cela, que les affrontements armés ont repris. Enfin, et pour ne s’en tenir qu’aux évènements majeurs, le Premier ministre centrafricain, M. André Nzapayéké a démissionné de ses fonctions, à la demande semble-t-il de la Présidente de la République, laquelle a nommé un nouveau Premier ministre, en la personne de Mahamat Kamoun, présenté comme étant de confession musulmane.
On serait donc fondé à juger quelque peu anachronique et décalé l’exercice qui consiste, en pareil moment, à faire de la glose juridique sur un accord en peine d’application d’ores et déjà. Je dois d’ailleurs dire d’emblée que je comprendrais parfaitement qu’on puisse considérer ainsi le présent billet.
Reste que je persiste à vouloir honorer la promesse que j’avais faite. La raison est que je reste convaincu qu’il n’y a nul anachronisme à scruter juridiquement l’accord de Brazzaville et, donc, à le prendre au sérieux. Les évènements que j’ai signalés montrent à l’envie que si le texte de Brazzaville peut apparaître fragilisé par les contestations internes à certain groupement, les autorités centrafricaines le considèrent bel et bien comme la boussole de l’Etat et du peuple centrafricains, aujourd’hui comme demain.
Raison suffisante pour ne pas s’en désintéresser.
S’intéresser à l’accord de Brazzaville, dans quel esprit ?
De l’accord de Brazzaville, signé ce 23 juillet et qui a pour objet la cessation des hostilités en République centrafricaine, beaucoup a déjà été dit. Le sujet est cependant loin d’être épuisé.
Jusqu’à présent, l’évaluation qui est faite de ce texte est essentiellement politique : on s’intéresse aux acteurs et à leurs intentions, aux tractations qui ont conduit, de Bangui à Brazzaville, à ses termes et à sa signature ; et on sonde la volonté des parties et leur capacité à mettre effectivement en œuvre l’accord.
J’ai choisi, pour ma part, de jeter sur lui un regard juridique car, après tout, c’est en forme juridique que les acteurs ont choisi d’exprimer leurs volontés.
Cela n’exclura certes pas de prendre en compte le facteur politique, mais ce facteur ne saurait être dirimant. La raison est qu’en dernière analyse la volonté politique, une fois traduite en règles juridiques, s’inscrit dans un autre univers, qui est celui des droits et des obligations. Autrement dit, elle se contraint elle-même en passant par cette voie, puisque la règle de droit s’impose d’abord à celui ou à celle qui en est l’auteur. Du moins est-ce ainsi que les choses devraient être dans un Etat que l’on qualifie habituellement d’Etat de droit, mais qui n’est, si on y réfléchit bien, qu’un Etat régulier et rationnel fondé sur le respect des personnes qui la composent – les citoyens – ainsi que de l’entité – le peuple – qui en est le soubassement en même temps que la source du pouvoir en son sein.
Rassurez-vous. Je ne vis pas dans les nuages. Et je pressent déjà les ricanements de ceux qui, pour ne pas se soumettre à une telle conception du pouvoir, lui jetteront l’anathème. « Ce sont là conceptions occidentales, lubies de « blancs » », s’écrieront-ils, avant de conclure : « nous sommes en terre africaine et centrafricaine tout de même ! ».
Mais ne pourront ainsi ricaner que ceux qui ont perdu la mémoire, la mémoire collective centrafricaine. Que les aïeux fassent qu’ils le recouvrent, même ponctuellement, pour se souvenir :
- Se souvenir que le pouvoir traditionnel en Centrafrique, vers quelque ethnie que l’on se tourne, n’a jamais été fondé sur la violence, mais sur le respect du à chacun en sa personne et selon sa fonction sociale ; que ce pouvoir là fait grand cas de l’unité humaine qui forme les clans, les tribus et même les Royaumes d’antan, une unité humaine qui est d’ailleurs vue comme un continuum sans brisure entre les morts – ancêtres, esprits –, les vivants et les générations futures. Il y a là quelque chose qui est de la même veine que la notion de peuple ou de nation en occident, que l’on définit comme entité abstraite formant passerelle entre le passé, un passé commun, et un avenir communément projeté.
- Se souvenir que c’est au nom de cette conception du pouvoir, et de ses implications qui se nomment « droits de l’homme » ou « égale dignité de tous les êtres humains», que des centrafricains se sont levés et ont lutté contre le pouvoir colonial, au nom de ces valeurs que Barthélémy Boganda s’est battu (sans armes) ; que c’est là la racine de l’indépendance. A ceux qui ne s’en souviendraient pas, on ne saurait trop conseiller de relire les écrits du Président fondateur de la Centrafrique indépendante que fut Boganda ou, à tout le moins, la devise de la République (unité, dignité, travail) et l’hymne national que celui-ci a légué à la postérité (Ô Centrafrique, Ô berceau des Bantous / Reprends ton droit au respect, à la vie / Longtemps soumis, longtemps brimé par tous / Mais de ce jour brisant la tyrannie. / Dans le travail, l’ordre et la dignité / Tu reconquiers ton droit, ton unité / Et pour franchir cette étape nouvelle / De nos ancêtres la voix nous appelle / Au travail dans l’ordre et la dignité / Dans le respect du droit, dans l’unité / Brisant la misère et la tyrannie / Brandissons l’étendard de la Patrie).
Qu’est-ce à dire ? D’abord que les mauvaises habitudes prises en Centrafrique par les gouvernants et par ceux qui aspirent au pouvoir ne sauraient se réclamer d’une quelconque tradition africaine ou conception africaine du pouvoir. Ensuite, que la violation systématique de la règle de droit et le mépris de la vie humaine ne sont pas davantage des valeurs de ce pays, quand bien même on voudrait l’adosser aux précédents de régimes successifs depuis Bokassa.
C’est à la lumière de ces considérations que je me propose à présent de regarder l’accord de Brazzaville. L’analyse qui sera proposée part de l’idée que dans tout texte juridique, il y a à distinguer deux éléments essentiels : d’une part, l’objet du texte, les règles édictées et, d’autre part, l’esprit de ces règles, ce qu’un grand auteur appelait « l’idée de droit », cette « idée » qui donne leur sens aux règles.
S’agissant du texte qui nous intéresse, j’ai tendance à considérer qu’il porte dans son objet une résolution salutaire pour la nation et l’Etat centrafricain. C’est le premier désarmement projeté, celui des groupes armés qui martyrisent le peuple centrafricain depuis trop longtemps. Mais, j’estime aussi que ces résolutions sont considérablement affaiblies, voire contrariées, par les données relatives à la nature de l’accord de Brazzaville et à l’esprit qui le sous-tend. J’estime, pour tout dire, que l’accord de Brazzaville s’emploie à deux autres désarmements qui, si l’on n’y prend garde, ne peuvent être que funestes pour l’avenir collectif centrafricain. J’entends par là le désarmement du droit et celui de l’Etat.
A chacun de ces objectifs de désarmement sera consacré un des billets qui suit…
LA SUITE :
Pour lire le texte l’accord, cliquer ici.
Jean-François Akandji-Kombé
2 comments on Centrafrique. L’accord de Brazzaville, ou l’accord des trois désarmements [propos liminaires]
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire.