CONTEXTE ET ARRÊT
La Charte sociale européenne est-elle d’effet direct ? La question n’a cessé d’être posée en France. Avec des réponses fluctuantes, d’un auteur à l’autre. Quant aux solutions jurisprudentielles, elles sont restées longtemps incertaines, et ce même après l’arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 14 avril 2010 (n° 09-60426 et 09-60429), d’interprétation délicate, relative à la représentativité des syndicats.
De telles discussions se rencontrent encore aujourd’hui, alors même que la question est désormais tranchée, au moins du côté de la juridiction administrative.
Tranchée sans ambiguïté dans un arrêt du Conseil d’Etat du 10 février 2014. Celui-ci mérite, parce qu’il est le premier du genre, d’être reproduit in extenso.
Le voici (j’ai pris soin de souligner les propositions les plus importantes) :
Conseil d’État
N° 358992
ECLI:FR:CESSR:2014:358992.20140210
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
7ème et 2ème sous-sections réunies
M. Vincent Montrieux, rapporteur
M. Bertrand Dacosta, rapporteur public
SCP BLANC, ROUSSEAU, avocatslecture du lundi 10 février 2014
REPUBLIQUE FRANCAISEAU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Texte intégral
Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 30 avril et 30 juillet 2012 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour M. A…B…, demeurant… ; M. B…demande au Conseil D’ETAT :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir la décision du 10 janvier 2012 par laquelle la Commission paritaire nationale des chambres de métiers et de l’artisanat instituée par la loi n° 52-1311 du 10 décembre 1952 a modifié le statut du personnel des chambres de métiers et de l’artisanat ;
2°) de mettre la somme de 3 000 euros à la charge de l’Etat sur le fondement des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention internationale du travail n° 158 concernant la cessation de la relation de travail à l’initiative de l’employeur ;
Vu la charte sociale européenne révisée du 3 mai 1996, notamment son article 24 ;
Vu la loi n° 52-1311 du 10 décembre 1952 ;
Vu la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
Vu le décret n° 64-1362 du 30 décembre 1964 ;
Vu le décret n° 2007-658 du 2 mai 2007 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Vincent Montrieux, Maître des Requêtes en service extraordinaire,
– les conclusions de M. Bertrand Dacosta, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Blanc, Rousseau, avocat de M. B…;
Sur la procédure :
1. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que la décision contestée a été soumise, avant son adoption, à la consultation de la commission consultative mixte, créée par la Commission paritaire nationale des chambres de métiers et de l’artisanat instituée par la loi du 10 décembre 1952 relative à l’établissement obligatoire d’un statut du personnel administratif des chambres d’agriculture, de commerce et des métiers ; qu’ainsi, le moyen tiré du défaut de consultation de cette commission consultative manque en fait ;
Sur l’article 1er de la décision attaquée :
2. Considérant, en premier lieu, qu’aux termes du 13ème alinéa de l’article 8 bis du décret du 30 décembre 1964 relatif aux chambres de métiers et de l’artisanat : ” Les services de la chambre de métiers et de l’artisanat de région sont dirigés par un secrétaire général nommé par le président, après accord du bureau, et placé sous son autorité… ” ; qu’aux termes du 14ème alinéa du même article : ” En cas de vacance, si le remplacement ne peut être immédiat, un agent est désigné à titre intérimaire par le président de la chambre de métiers et de l’artisanat de région. La nomination du secrétaire général doit alors intervenir dans le délai d’un an à compter de la vacance du poste ” ; que l’article 1er de la décision attaquée, qui permet à l’agent occupant des fonctions de secrétaire général d’une chambre de métiers de cumuler, pour une durée déterminée, des fonctions de secrétaire général dans une autre chambre de métiers sur décisions des assemblées générales des établissements concernés votées dans les mêmes termes, a un objet distinct des dispositions précitées de l’article 8 bis du décret du 30 décembre 1964 ; qu’en effet, cet article 1er ne concerne pas les conditions de nomination des secrétaires généraux, lesquelles sont fixées par l’article 8 du décret du 30 décembre 1964, mais permet à un même secrétaire général de cumuler ses fonctions dans deux chambres de métiers ; que, dès lors, le moyen tiré de la méconnaissance par l’article 1er de la décision du 10 janvier 2012, modifiant le statut du personnel administratif des chambres de métiers et de l’artisanat, des dispositions de l’article 8 du décret du 30 décembre 1964 ne peut qu’être écarté ;
3. Considérant, en second lieu, que le requérant ne peut utilement invoquer, pour contester la légalité de l’article 1er de la décision contestée, les dispositions de la loi du 13 juillet 1983 portant droit et obligations des fonctionnaires et de ses décrets d’applications, notamment le décret du 2 mai 2007 relatif au cumul d’activités des fonctionnaires, des agents non titulaires de droit public et des ouvriers des établissements industriels de l’Etat ; qu’en effet, ces textes ne sont pas applicables aux agents des chambres de métiers, lesquels sont exclusivement régis par les textes pris en application de la loi du 10 décembre 1952 relative à l’établissement obligatoire d’un statut du personnel administratif des chambres d’agriculture, de commerce et des métiers ; qu’enfin, M. B…ne saurait utilement invoquer un ” principe général de non-cumul des emplois publics ” ;
Sur les articles 7 et 15 de la décision contestée :
4. Considérant, en premier lieu, qu’il résulte des stipulations de l’article 2 de la convention internationale du travail n° 158 de l’Organisation internationale du travail que les Etats signataires disposent de la faculté d’exclure du champ d’application de la convention certaines catégories de travailleurs soumis à un régime spécial ; qu’il ressort des pièces du dossier, et notamment des documents produits par le ministère des affaires étrangères, que la France a fait usage de cette faculté, à l’occasion de la remise de son premier rapport d’application de la convention en octobre 1991, en excluant du champ d’application de la convention les salariés du secteur public relevant ” d’un statut spécifique d’origine réglementaire ou législative ” ; que, dès lors, les agents des chambres de métiers étant soumis à un tel statut spécifique arrêté par les textes d’application de la loi du 10 décembre 1952, M. B… ne peut utilement contester la légalité des dispositions des articles 7 et 15 de la décision attaquée en ce qu’elles autorisent le licenciement d’un secrétaire général pour perte de confiance, en invoquant la méconnaissance des stipulations de cette convention ;
5. Considérant, en second lieu, qu’aux termes de l’article 24 de la charte sociale européenne : ” En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la protection en cas de licenciement, les Parties s’engagent à reconnaître : / a. le droit des travailleurs à ne pas être licenciés sans motif valable lié à leur aptitude ou conduite, ou fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service ; / b. le droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée. / A cette fin les Parties s’engagent à assurer qu’un travailleur qui estime avoir fait l’objet d’une mesure de licenciement sans motif valable ait un droit de recours contre cette mesure devant un organe impartial ” ; que ces stipulations, dont l’objet n’est pas de régir exclusivement les relations entre les Etats et qui ne requièrent l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers, peuvent être invoquées utilement par M. B…pour contester la légalité des articles 7 et 15 de la décision contestée en ce qu’ils permettent le licenciement d’un secrétaire général d’une chambre de métiers pour ” perte de confiance mettant en cause le bon fonctionnement de l’établissement ” ; qu’eu égard aux responsabilités exercées par le secrétaire général d’une chambre de métiers, aux relations de confiance qu’il doit nécessairement entretenir avec les élus de la chambre et leur président, afin que le bon fonctionnement de l’établissement public puisse être assuré, le motif de licenciement pour perte de confiance prévu par les dispositions contestées constitue, sous le contrôle du juge, un ” motif valable ” au sens des stipulations précitées de l’article 24 de la charte sociale européenne ;
Sur l’article 11 de la décision :
6. Considérant, en premier lieu, que les dispositions de l’article 11 de la décision attaquée relatives à la procédure de licenciement pour abandon de poste ne méconnaissent pas le principe constitutionnel de clarté et d’intelligibilité de la norme en ce qu’elles prévoient l’envoi préalable d’une mise en demeure par l’établissement, au seul motif qu’elles ne préciseraient pas l’autorité chargée d’adresser cette mise en demeure ;
7. Considérant, en second lieu, que l’article 7 de la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail ne peut être utilement invoqué à l’encontre de l’article 11 de la décision attaquée, pour les raisons exposées ci-dessus ;
8. Considérant que le moyen tiré de ce que l’article 45 du statut, dans sa rédaction issue de la décision attaquée, méconnaîtrait la loi du 17 décembre 2008 relative au financement de la sécurité sociale pour 2009 ainsi que la loi du 19 décembre 2007 de financement de la sécurité sociale pour 2008, n’est pas assorti des précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé ;
9. Considérant qu’il résulte de ce qui précède, sans qu’il soit besoin de statuer sur la fin de non recevoir soulevée en défense, que le requérant n’est pas fondé à demander l’annulation de la décision de la Commission paritaire nationale des chambres de métiers et de l’artisanat du 10 janvier 2012 ;
10. Considérant que les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge de l’Etat qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante ;
D E C I D E :
————–
Article 1er : La requête de M. B…est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. A…B…et à la ministre de l’artisanat, du commerce et du tourisme.
CE QU’IL FAUT RETENIR
1) EFFET DIRECT
L’acquis de cette jurisprudence est clair : l’article 24 de la Charte sociale européenne révisée produit un effet direct.
On a là un des premiers effets tangibles de la jurisprudence GISTI / FAPIL du 11 avril 2012 qui est venu desserrer l’étau des critères de l’effet direct des conventions internationales. Cette filiation, du principe à son application, est d’ailleurs frappante au regard des formulations. Qu’on en juge :
Arrêt Gisti-Fapil :
“Considérant que les stipulations d’un traité ou d’un accord régulièrement introduit dans l’ordre juridique interne conformément à l’article 55 de la Constitution peuvent utilement être invoquées à l’appui d’une demande tendant à ce que soit annulé un acte administratif ou écartée l’application d’une loi ou d’un acte administratif incompatibles avec la norme juridique qu’elles contiennent, dès lors qu’elles créent des droits dont les particuliers peuvent directement se prévaloir ; que, sous réserve des cas où est en cause un traité pour lequel la Cour de justice de l’Union européenne dispose d’une compétence exclusive pour déterminer s’il est d’effet direct, une stipulation doit être reconnue d’effet direct par le juge administratif lorsque, eu égard à l’intention exprimée des parties et à l’économie générale du traité invoqué, ainsi qu’à son contenu et à ses termes, elle n’a pas pour objet exclusif de régir les relations entre Etats et ne requiert l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers ; que l’absence de tels effets ne saurait être déduite de la seule circonstance que la stipulation désigne les Etats parties comme sujets de l’obligation qu’elle définit” ;
Arrêt du 10 février 2014 :
“que ces stipulations, dont l’objet n’est pas de régir exclusivement les relations entre les Etats et qui ne requièrent l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers, peuvent être invoquées utilement par M. B…pour contester la légalité des articles 7 et 15 de la décision contestée”.
2) PROTECTION DES TRAVAILLEURS EN CAS DE LICENCIEMENT
L’exigence de justification de tout licenciement par un motif valable lié, soit à l’aptitude ou conduite du salarié, ou fondé sur les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, s’impose à tout employeur ; de même que les obligations en matière d’indemnisation et de recours (obligation de l’Etat).
Pour les employeurs, et pour l’Etat, il n’y a sans doute là rien de nouveau, et ce au moins depuis l’affaire du Contrat Nouvelles Embauches (CNE) qui a vu la Cour de cassation retenir l’effet direct de la disposition équivalente de la Convention 158 de l’OIT (article 2).
On irait cependant trop vite en besogne en concluant cela, car la Charte sociale s’avère en la matière plus détaillée et plus précise que ne l’est l’article 2 de la Convention 158. Plus précisément l’article 24 est complétée par une annexe qui complète l’article 24 en ce qui concerne le périmètre d’application de la protection, les motifs valables (liste, mais non exhaustive), et l’indemnité de licenciement.
Cet annexe se lit ainsi :
” Article 24
- Il est entendu qu’aux fins de cet article le terme «licenciement» signifie la cessation de la relation de travail à l’initiative de l’employeur.
- Il est entendu que cet article couvre tous les travailleurs mais qu’une Partie peut soustraire entièrement ou partiellement de sa protection les catégories suivantes de travailleurs salariés:
- les travailleurs engagés aux termes d’un contrat de travail portant sur une période déterminée ou une tâche déterminée;
- les travailleurs effectuant une période d’essai ou n’ayant pas la période d’ancienneté requise, à condition que la durée de celle-ci soit fixée d’avance et qu’elle soit raisonnable;
- les travailleurs engagés à titre occasionnel pour une courte période.
- Aux fins de cet article, ne constituent pas des motifs valables de licenciement notamment:
- l’affiliation syndicale ou la participation à des activités syndicales en dehors des heures de travail ou, avec le consentement de l’employeur, durant les heures de travail;
- le fait de solliciter, d’exercer ou d’avoir un mandat de représentation des travailleurs;
- le fait d’avoir déposé une plainte ou participé à des procédures engagées contre un employeur en raison de violations alléguées de la législation, ou présenté un recours devant les autorités administratives compétentes;
- la race, la couleur, le sexe, l’état matrimonial, les responsabilités familiales, la grossesse, la religion, l’opinion politique, l’ascendance nationale ou l’origine sociale;
- le congé de maternité ou le congé parental;
- l’absence temporaire du travail en raison de maladie ou d’accident.
- Il est entendu que l’indemnité ou toute autre réparation appropriée en cas de licenciement sans motif valable doit être déterminée par la législation ou la réglementation nationales, par des conventions collectives ou de toute autre manière appropriée aux conditions nationales.”
Il n’est pas à exclure d’emblée que sur l’un de ces 3 terrains des différences existent entre la Charte sociale et la Convention 158 de l’OIT.
A suivre donc.
Jean-François Akandji-Kombé
One comment on “La Charte sociale est d’effet direct en France. Retour sur un arrêt passé inaperçu [10 fev. 2014]”
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