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L’amnistie et le pouvoir, ou le malin paradoxe centrafricain : nous dénonçons vigoureusement le crime mais aimons passionnément “nos” criminels

Pour commencer

La question de la justice et le spectre de l’amnistie pour les criminels sont plus que jamais au cœur de la définition d’un avenir meilleur pour le Centrafrique et les Centrafricains. Ce n’est pas la première fois. Mais peut-on espérer que les réponses apportées cette fois-ci soient les bonnes, contrairement à ce qu’on a connu jusque là ?

Pour que cela soit, il nous faut affronter la vérité, à commencer par celle sur notre propre responsabilité en tant que centrafricains dans la construction de notre malheur et dans la réédition perpétuelle de ce malheur.

Ma conviction est que nous sommes la première cause de notre descente et de notre maintien en enfer, responsables par action ou par omission, par cynisme ou par coupable faiblesse, le tout avec une propension affirmée au négationnisme quand il s’agit d’assumer.

Voilà le pourquoi des réflexions qui vont suivre, dont l’objectif est de nous ramener avant toute chose à notre responsabilité dans la fabrication de notre destin. Pour mener cette réflexion, je commencerai par poser les éléments de ce paradoxe centrafricain que je qualifie de malin, et je poursuivrai par l’exposé de quelques éléments d’explication susceptibles de faire comprendre les logiques qui sous-tendent ce paradoxe.

Mais bon, commençons par le commencement, en expliquant le titre choisi. Ceci pour préciser : 1) que la « malin » est ici employé pour signifier « diabolique » ; 2) que « paradoxe centrafricain » n’est rien moins qu’une référence à … une référence centrafricaine en matière de probité et de lucidité, je veux nommer le Grand feu Maître Zarambo ; et 3) que l’expression « amnistie et pouvoir » exprime l’idée d’un lien, d’un lien bizarre, d’un lien nationalement suicidaire, d’un lien pour tout dire schizophrénique, à moins qu’il ne soit frappé au coin du syndrome de Stockholm (où le séquestré finit par aimer son séquestrateur), un lien qui, pour tout dire, est malheureusement une marque déposée centrafricaine…, jusqu’à ce jour du moins.

Poursuivons… et entrons en matière.

Éléments d’un paradoxe

Et d’un : la république centrafricaine est depuis certains lustres terre d’inhumanités, je veux dire terre de commission de crimes touchant non pas seulement tel pou tel individu ou groupe, mais plus fondamentalement des crimes heurtant la conscience humaine par son ampleur et ses atrocités. Crimes que le droit – tant international que centrafricain – nomme « génocide », « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité ».

Ces crimes, ce sont, ne l’oublions pas, des temps de l’histoire nationale concrète de 1982 à ce jour : représailles contre la population après la tentative de coup d’Etat de 1982, mutineries et contre répression en 1996, répression de masse à la suite de la tentative de putsch orchestrée par le Général Bozizé et qui durera jusqu’en 2003 (avec la participation des Banyamulengué de Jean-Pierre Bemba, on y reviendra), action armée du régime Bozizé contre les rebellions et leurs appuis supposés dans la population de 2003 jusqu’en 2013, tueries de masse perpétrées par le régime de la Séléka en 2013, massacres des populations par les groupes armés – plus d’une vingtaine aujourd’hui dont les Séléka et les Anti-balaka – de fin 2013 à ce jour de 2018.

Ces crimes, ce sont ensuite des victimes qui se comptent aujourd’hui par centaines de milliers, voire par million : personnes tuées ; femmes violées ; personnes blessées et mutilées ; villages, récoltes et bétails détruits ; personnes déplacées ; personnes réfugiées ; etc.

Et de deux : la République centrafricaine est terre de dénonciation et de condamnation ostentatoires du crime.Des condamnations verbales à profusion et à grand bruit par les autorités publiques et acteurs politiques, toujours « avec la dernière rigueur » ; plusieurs saisines de la Cour pénale internationale, en 2004 et 2014) pour enquêter sur les crimes et juger les criminels présumés ; une révision du Code pénal (en 2010) pour introduire les dispositions permettant de réprimer les crimes les plus graves nommés plus haut (génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité) ; la création d’une Cour pénale spéciale en 2015 ; et, toujours en 2015, une conférence nationale, appelée « Forum national de Bangui », qui fait injonction aux autorités de pratiquer la politique de « l’impunité zéro » ; et j’en passe.

Et de trois : pourtant la République centrafricaine reste une terre où les grands criminels circulent, vivent et meurent “en paix”, sans jamais être inquiétés.

Mais comment cela se peut-il ? Dira-t-on. Comment en arrive-t-on à concilier les contraires des points 2 et 3, à savoir condamner le crime mais pas les criminels ?Voilà qui, pour l’observateur équilibré, relève du mystère.

Il y a une logique (pernicieuse) dans le paradoxe

Mais à cet observateur, nous nous devons de rétorquer : il n’y a point là de mystère ! Juste une mécanique singulière, déroutante certes, mais qui a sa logique propre, à la fois implacable et proprement, voire cyniquement infernale. Une invention toute centrafricaine quoi … que certains essaient de copier sans avoir le talent d’atteindre la « perfection » de l’original !

À la base de cet original, il y a une idée, mieux une conviction solidement implantée : elle est que, dans une perspective de sortie de crise, la justice est certes nécessaire pour apaiser les victimes mais qu’elle se doit aussi de ne pas créer une fracture supplémentaire dans le corps national.

C’est cette conviction qui produit le double effet que l’on regarde avec tant de perplexité : d’un côté, une focalisation sur la responsabilité des étrangers participant aux crises centrafricaines, et de l’autre, le développement d’une forme d’excuse de centrafricanité en même temps que d’une logique de promotion des criminels nationaux au nom de la sauvegarde de la cohésion nationale. Autrement dit, justice répressive la plus implacable possible pour les chefs de guerre étrangers, et justice simplement incantatoire et promotion politique, via le partage du pouvoir, pour les acteurs majeurs centrafricains.

C’est cette logique qui explique par exemple qu’en même temps qu’un Jean-Pierre Bemba, chef de milice du Congo Démocratique comme on sait, était traduit devant la Cour pénale internationale, les responsables centrafricains qui lui avaient fait appel, qui avaient concouru à l’organisation des massacres sur le terrain et qui, enfin, s’étaient bien abstenus de mettre en mouvement les procédures d’enquête et de jugement qu’appelaient les exactions des hommes de Bemba (les Banyamulengués) ont pu bénéficier de l’amnistie votée par le législateur centrafricain en octobre 2008. D’autres lois de même type sont intervenues en mai 1996 et mars 1997 pour les crimes commis lors des mutineries, ainsi qu’une ordonnance en mai 2003 pour les crimes consécutifs à la tentative de putsch de mai 2002.

C’est en application de la même logique qu’à la sortie de chaque crise, voire un peu plus en amont, est organisé un dialogue inclusif, l’esprit de ce dialogue étant de faire échapper les acteurs centrafricains majeurs à la justice formelle (justice pénale) en échange d’une simple demande de pardon, d’une part, et de convenir d’un système de partage du pouvoir entre les groupes armés et les forces politiques non armées (gouvernement d’union nationale) d’autre part.

Logique profondément ancrée en Centrafrique, disais-je, même quand ce sont les organisations sous-régionales (CEEAC – Communauté économique des Etats de l’Afrique centrale – tout spécialement) ou l’organisation continentale africaine (l’Union africaine) qui portent la proposition de sortie de crise. C’est précisément le cas avec l’actuelle feuille de route de l’Initiative africaine de paix, et c’est le sens profond des démarches du Panel de l’Union africaine chargé de mettre en œuvre cette feuille de route.

Logique profondément ancrée aussi parce qu’elle est partagée au sein de la société, par le commun des centrafricains. Il n’y a qu’à voir comment actuellement, de tous bords, on jette l’anathème sur ces étrangers, soudanais, tchadiens, nigériens qui viennent semer le chaos en Centrafrique, en évitant soigneusement de poser la même question à propos des chefs centrafricains de groupe armé, en évitant tout aussi soigneusement de se poser la question de savoir qui, dans le pays, a fait appel à des chefs et forces mercenaires, qui leur a permis de s’implanter, quels nationaux collaborent avec eux ou les utilisent.

Or, je crois quant à moi que l’essentiel est là, dans cette capacité de duplicité qui me fait dire que « nous aimons passionnément « nos » criminels », au point de vouloir à tout prix, y compris au mépris des droits et de la dignité des victimes qui sont aussi des nôtres, qu’ils échappent à la justice des hommes pour, ensuite, devenir nos maîtres (gouvernants).

Les termes de ce paradoxe centrafricain restent intacts que le processus dans lequel on s’engage s’appelle « dialogue inclusif », « concertation », « DDRR », ou « Justice transitionnelle » à la centrafricaine.

Au lieu que de continuer à s’épuiser dans des débats inutiles qui ne sont que l’alibi de l’impuissance et/ou de la mauvaise volonté, les centrafricains, à commencer par leurs élites, feraient bien de s’occuper de « leurs » propres criminels pour en débarrasser la société et dissuader d’autres de prendre leur place. Si l’on veut que demain ne ressemble pas à hier, ni à aujourd’hui…

Jean-François AKANDJI-KOMBÉ

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