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La voie d’une réglementation ouverte et responsable de la liberté syndicale dans l’armée. A propos du rapport Pêcheur

Des arrêts de la Cour EDH au Rapport 

Le rapport sur « le droit d’association professionnelle des militaires » remis au Président de la République le 18 Décembre est public désormais (à télécharger ici).

Il restera dans la mémoire comme le Rapport Pêcheur. Permettez cependant que dans le présent billet je le nomme « Rapport Pêcheur-Lallet », manière d’associer à ce document remarquable le nom de l’autre rédacteur, Alexandre Lallet, Maître des requêtes au Conseil d’Etat, que vous connaissez peut-être déjà comme un des membres de l’excellent comité scientifique des Rencontres Sociales de la Sorbonne en cours.

Mais ne nous égarons pas.

Du rapport Pêcheur-Lallet, nous connaissons tous l’origine, commentée d’ailleurs sur JFAKiBLOG. Il s’agit des arrêts Mately et Adefromil par lesquels la Cour européenne des droits de l’homme a, le 2 octobre dernier, jugé contraire à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme l’interdiction faite aux militaires de créer des groupes professionnels à caractère syndical.

On devine, à la lecture du Rapport Pêcheur-Lallet, que le gouvernement a été tenté, face à ces arrêts de Chambre, de demander le renvoi en Grande Chambre, armé, si l’on peut, dire, de la conviction qu’il disposait d’arguments de nature à faire renverser les décisions du 2 octobre.

Il est heureux qu’il ne se soit pas engagé dans cette voie. Et on devine là aussi que le présent document ou plus exactement ses rapporteurs ne sont pas tout à fait étrangers à cette décision. Leurs arguments sont intégrés au Rapport, de sorte que chacun pourra en juger.

Pour ma part, je ne peux m’empêcher de tenir ces arguments pour le fait de juristes rigoureux, honnêtes et lucides, qui ne se masquent pas et ne veulent pas masquer aux autres l’importance des arrêts de la Cour européenne, qui en perçoivent toutes les implications et en tirent, pour finir, toutes les conséquences.

Sur le contenu du Rapport

Les conséquences que j’évoquais plus haut sont de trois ordres, formulées avec une précision remarquable dans le rapport auquel il faut renvoyer :

“Il résulte de cette analyse”, peut-on lire, “que les arrêts de la Cour EDH du 2 octobre 2014 :

  • contraignent la France à respecter les éléments essentiels de la « liberté syndicale » au sens du droit européen, à savoir : le droit pour les militaires de fonder un « syndicat », le droit d’adhérer au « syndicat » de son choix ou de ne pas y adhérer, le droit pour le « syndicat » de choisir ses membres et de se doter de statuts, et un droit au « dialogue social », synthétisant le « droit de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres » et le « droit de mener des négociations collectives » ;
  • interdisent à la France d’apporter à la « liberté syndicale » des militaires (au sens du droit européen) des restrictions non légitimes, c’est-à-dire des restrictions qui ne sont pas prévues par la loi41, ou qui ne sont pas justifiées et proportionnées aux impératifs énumérés au § 2 de l’article 11 (ou d’autres motifs d’intérêt général). La marge d’appréciation de la France est toutefois assez grande puisque la Cour admet expressément qu’elle peut y apporter des « restrictions significatives » ;
  • et, enfin, obligent la France à garantir la jouissance effective du « droit syndical » (au sens du droit européen) par différentes mesures positives, comme la protection contre les discriminations ou contre des mesures arbitraires de dissolution, ainsi que certaines « facilités » accordées aux organisations professionnelles.”

A l’autre question, celle de savoir « en vue de quoi » ces conséquences sont tirées, la réponse peut tenir en deux mots : pour bâtir. Bâtir un régime de l’association professionnelle.

Ce n’était pas chose facile. Il y fallait tout à la fois l’imagination nécessaire pour sortir du sentier de conceptions cristallisées depuis des siècles ; le courage indispensable pour proposer de nouveaux chemins traduisant toute l’audace de la proposition de base : tout militaire est titulaire de droits et libertés professionnelles fondamentaux ; mais aussi tout l’esprit de responsabilité voulu pour ne pas sacrifier la sécurité nationale et internationale sur l’hôtel des droits fondamentaux.

C’est dire combien l’entreprise était délicate, sinon périlleuse, ayant tout d’une marche sur l’étroite ligne d’une crête.

Plus précisément, les rapporteurs ont fait le choix de construire un régime qui se tient à équilibre entre les exigences du droit d’association professionnelle d’une part, et la nécessaire préservation de la sécurité-défense nationale et de l’ordre public, ainsi que la tout aussi nécessaire libre disposition des forces armées.

Ce régime touche à tous les éléments d’une vie collective professionnelle des militaires, qui va des prérogatives des associations professionnelles dans l’armée aux règles de représentativité des organisations professionnelles de militaires, en passant par les modalités de leur participation au « dialogue interne » à l’armée et aux « facilités » à accorder aux organisations elles-mêmes et à leurs représentants (local, décharge de service, financement, etc.).

Au total, voilà un grand rapport, aussi bien conceptuel que soucieux d’opérationnalité. Un rapport d’innovation raisonnable pour tout dire.

On a envie de dire « chapeau les artistes ! ».

Mais les « artistes » en question méritent aussi qu’on ne leur cache pas les réserves ou doutes que peut susciter leur ouvrage sur tel ou tel point.

Il m’en est venu quelques uns, de ces doutes.

Il n’y a place ici que pour l’expression de deux, parmi les plus générales.

La principale tient à ce que l’on constate que, tout le long du rapport, ses auteurs évitent soigneusement d’employer les termes de « liberté syndicale » ou de « syndicat » seuls, ou les assortissent de précisions du type : « au sens du droit européen ».

Simple coquetterie ? Je ne le crois pas. Ces précautions voudraient signifier que ce dont il est question, le droit d’association professionnelle, est d’une nature différente de la liberté syndicale. Le Président de la République l’a d’ailleurs clairement affirmé en évoquant le destin du rapport qui lui a été remis : le projet de loi qui devra rapidement être élaboré sur cette base doit viser à introduire dans l’armée le « droit d’association professionnel » à l’exclusion de tout « droit syndical ».

La pertinence de la distinction ainsi opérée ne saute pas aux yeux, aux miens en tout cas. On ne voit pas d’autre fondement à pareille démarche que celle qui réside dans l’idée que le droit en question ne sera pas d’un exercice aussi libre que dans les autres corps professionnels. Or cela seul ne saurait suffire à conclure à une différence de nature entre les deux droits. Et ce, principalement parce que, du point de vue de la Convention européenne des droits de l’homme, ce sera toujours le même droit que revendiqueront les salariés, les agents publics civils et les militaires.

Il y a bien cette autre interprétation qui s’impose au fur et à mesure de la lecture du rapport : le droit d’association des militaires participe de la liberté syndicale « au sens de la CEDH » et non au sens de la Constitution. Mais on ne voit pas, là non plus, en quoi le périmètre et les modalités du droit d’association professionnelle définis par le rapport s’opposerait à son rattachement à la liberté syndicale définie constitutionnellement comme le droit de « défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et d’adhérer au syndicat de son choix » (Préambule de la Constitution de 1946, al. 6). Comme la plupart des droits constitutionnels garantis, celui-ci n’est en rien absolu, peut voir son exercice assorti de restrictions susceptibles de varier d’un contexte à l’autre, et doit être concilié avec les autres droits, libertés et exigences constitutionnelles, dont celle de la « nécessaire libre disposition des forces armées ». Autrement dit, la satisfaction des exigences constitutionnelles liées à la protection de la sécurité et à la défense nationale ne me semble pas commander de concevoir un échappatoire à la qualification de « syndicat », et ce même si le projet était de construire une figure générique d’organisation adaptée aux contraintes professionnelles des militaires, et ce même si une des exigences du syndicalisme ainsi conçu serait de le couper de tout mouvement syndical « extérieur » à l’armée.

Il y a donc de quoi être dubitatif face à cette distinction.

Il y a aussi de quoi être troublé.

En effet, la conception ainsi proposée peut être regardée comme fâcheuse en ce qu’elle aboutit à une opposition formelle entre CEDH et Constitution française (d’où la conciliation proposée). Tout se passe comme si, d’un côté, le droit professionnel en question puiserait sa source et s’épuiserait dans la CEDH et comme si, de l’autre, la Constitution serait toute entière dédiée à la défense de la sécurité. De là à conclure que cette Europe là est en elle-même une menace pour ladite sécurité, il n’y a qu’un pas que les esprits mal dégrossis ou grossièrement nationalistes ne manqueront pas de franchir allègrement.

Je pense pour ma part qu’il était possible d’aboutir au même résultat que celui proposé par les rapporteurs en ancrant le droit d’association professionnel des militaires autant dans la Constitution que dans la CEDH, et en la qualifiant de liberté syndicale.

En plus de ce doute, je ne résiste pas à la tentation de signaler une curiosité : la référence au fait que la France est membre permanent du Conseil de sécurité. Ce statut devrait, si on suit les rapporteurs, militer pour une limitation stricte de l’exercice de la liberté d’association professionnelle des militaires.

Cet argument ne saurait être regardé comme juridique : ni la Charte des Nations Unies, ni aucun texte de droit français à commencer par la Constitution, n’impose aux membres permanents du Conseil de sécurité en général et à la France en particulier une obligation d’engagement des troupes.

Il est donc politique et, en tant que tel, ne peut manquer de surprendre. Eu égard d’abord au fait que, depuis 1958, les opérations militaires extérieures unilatéralement décidées par la France ou en exécution (prétendument) d’accords bilatéraux de défense l’emportent largement sur celles conduites dans le cadre du chapitre VII de la Charte onusienne. Eu égard ensuite à un contexte international où il est de plus en plus appelé à une réforme du Conseil de sécurité, notamment quant à sa composition. Que vaudra encore l’argument si, demain, la France perd son statut de membre permanent ?

« Demain ne sera pas la veille de ce jour là », m’objectera-t-on. Mais qui peut vraiment en jurer ?

En revanche, je suis prêt à vous suivre s’il s’agit de dire que les arguments qui précèdent ne sauraient occulter l’essentiel, à savoir le fait que le rapport Pêcheur-Lallet a réussi la prouesse de proposer une réforme en profondeur, porteuse d’un véritable droit des relations collectives de travail des militaires, tout en veillant à respecter les équilibres nécessaires à la protection de la nation dans un monde dangereux.

Nous verrons sous peu si le législateur se montre à la hauteur de ce qui apparaît bel et bien comme l’entrée du droit des travailleurs en arme dans la modernité.

Ce sera aussi l’occasion d’explorer le contenu de ce droit collectif en perspective.

Jean-François Akandji-Kombé

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