Est-ce bien leur rôle ?
On entendra souvent cette question. Elle est légitime. Et l’expérience nous amène à la partager pour l’essentiel. C’est que la rencontre entre le religieux, qui plus est entre une des religions de la vérité révélée, n’a jamais fait le bonheur que de quelques uns, et le malheur de la plus grande majorité, celle qui n’avait pas l’heur de partager les croyances qui fondent le pouvoir du moment, par définition incontestable de son point de vue. Aussi faut-il préférer que le pouvoir politique, en Côte d’Ivoire comme dans le reste de l’Afrique et comme ailleurs, ne soit jamais religieux. En tout cas qu’il ne soit pas de ce religieux radical, et finalement sectaire, qui disqualifie tous ceux qui n’en sont pas et interdit par conséquent toute fréquentation entre ceux qui en sont, les « élus », et ceux qui n’en sont pas, ces « diables » d’incroyants. C’est là d’ailleurs, pour l’essentiel, dans un pays comme la Côte d’Ivoire, ou comme tout autre pays de l’Afrique noire, une version importée de la religion. Les statisticiens qui divisent habituellement les populations en musulmans-chrétiens-animistes – pour la Côte d’Ivoire cela donne 38%-28%-34% selon l’Institut de statistique national – n’ont pas compris cette vérité première que l’animisme est un fond commun de ces sociétés, qu’il est l’unificateur de tous par delà les religions révélées et importées, et qu’il est un facteur qui introduit en ces dernières la tolérance nécessaire à une cohabitation harmonieuse des habitants des villages, des villes et des pays.
Quoiqu’il en soit, on ne peut précisément pas reprocher à l’Etat ivoirien d’avoir jamais été un état religieux. Laïc, entendons par là non religieux et respectueux de toutes les religions, il l’a été avant les crises de la période Gbagbo, il l’a été pendant, et il l’est resté après. Il faut espérer qu’il le demeure.
Est-ce à dire qu’un tel Etat doit répudier le religieux ? Que la recherche de la concorde et de la paix civile doit se faire sans lui ?
Non. Absolument non !
D’abord parce que la société ivoirienne, comme beaucoup de sociétés africaines, est une société pétrie de spiritualité, animée même par le spirituel au sens tolérant qui a été évoqué précédemment. Et que, parce que ce religieux-là est animé de cet esprit contraire à l’intransigeance, il est propre à re-tisser le lien social rompu par les conflits, même et surtout par les plus meurtriers d’entre eux.
Ce n’est d’ailleurs là qu’une leçon de l’histoire africaine. Que l’on songe au rôle joué par Monseigneur Desmond Tutu en Afrique du Sud pour la transition pacifique du régime d’apartheid au régime inclusif actuel ; à l’action des “Evêques d’Afrique pour la paix, la justice et à la réconciliation”, organisation qui s’est réunie dernièrement en République démocratique du Congo en juillet 2013 ; au récent appel conjoint de l’Archevêque et de l’Imam de Bangui en faveur de la paix ; et enfin à l’action, en Côte d’Ivoire même, du Forum des confessions religieuses.
Les organisations religieuses ont toute leur place dans les processus de concorde civile. A condition de se souvenir du précepte qui commande la séparation du religieux du temporel – “à César ce qui est César et à Dieu ce qui est à Dieu” –, à condition aussi d’agir comme conciliateurs et non comme diviseurs.
Elles doivent aussi tenir toute leur place pour éviter que ne parlent pour elles, et surtout que ne les instrumentalisent, des assoiffés de pouvoir en mal de notoriété qui, à défaut de pouvoir espérer l’adhésion populaire par les urnes, se servent sans vergogne de la religion pour asseoir l’allégeance des uns contre les autres.
JFAK