Contre la pénétration de la liberté syndicale dans l’armée il y avait jusqu’alors un verrou, en la forme de l’article L. 4121-4 du Code français de la Défense, ainsi rédigé : « L’existence de groupements professionnels militaires à caractère syndical ainsi que l’adhésion des militaires en activité de service à des groupements professionnels sont incompatibles avec les règles de la discipline militaire ».
Par deux arrêts rendus aujourd’hui même, 2 octobre 2014, la Cour européenne des droits de l’homme a fait sauter ce verrou (Matelly c. France et Adefromil c. France).
La Haute Cour juge en substance que l’existence, dans l’armée, d’instances de concertation « ne saurait se substituer à la reconnaissance au profit des militaires d’une liberté d’association, laquelle comprend le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier ».
Retour sur les affaires, les faits
L’affaire Matelly. M. Matelly est gendarme en activité, ce qui implique, en France, qu’il a le statut de militaire. Il fonde une association dénommée « Forum Gendarmes et Citoyens ». Estimant que ladite association poursuit en réalité un but de défense professionnelle, le supérieur hiérarchique intime l’ordre à M. Matelly et à ses co-associés gendarmes de démissionner de cette association sous peine de poursuites disciplinaires. Les recours introduits contre cette injonction devant les juridictions internes n’ayant pas prospéré, l’intéressé saisit la CEDH.
L’affaire Adefromil. Adefromil est une association créée par deux militaires avec pour mission l’étude et la défense des droits, des intérêts matériels, professionnels et moraux, collectifs ou individuels, des militaires. Elle compte de nombreuses adhésions par la suite. Là encore, un ordre des autorités du ministère de la défense fut notifié aux intéressés de quitter l’association, réputée avoir un objet syndical, sous peine de poursuites disciplinaires. Là encore, les recours contre cette décision administrative restèrent vains. D’où la saisine de la Cour de Strasbourg.
Retour sur les affaires, la norme de référence : art. 11 CEDH
Les recours devant la Cour EDH se fondent, fort logiquement d’ailleurs, sur l’article 11 de la CEDH, reproduit ci-dessous (c’est moi qui souligne) :
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Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
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L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat.
La question, au fond, était de savoir si la dernière phrase du 2e paragraphe de cet article peut être interprétée en ce sens qu’elle autorise des restrictions s’analysant en une prohibition pure et simple de la liberté syndicale.
Portée des arrêts
On ne serait pas surpris si on nous disait que les arrêts Matelly et Adefromil ont pris de court autant le gouvernement que les requérants.
C’est que la solution qu’ils consacrent tranche avec celles qu’ont retenu différentes instances internationales et européennes : Cour de justice de l’Union européenne, Comité européen des droits sociaux, Comité des droits de l’homme des Nations-Unies. La position de ces instances était ainsi résumée par le Comité européen des droits sociaux dans une décision du 4 décembre 2000 : « les États sont autorisés [par la Charte sociale] à apporter n’importe quelle limitation et même [à supprimer intégralement] la liberté syndicale des membres des forces armées ».
Mais pour la Cour EDH, cette interprétation n’est pas transposable à l’article 11 de la CEDH. Selon elle, la faculté de limitations ouverte par la dernière phrase du § 2 de l’article 11 ne concerne, selon le texte même, que les modalités d’exercice de la liberté et non son principe. Autrement dit, les Etats peuvent aménager la liberté syndicale pour tenir compte des spécificités de la fonction militaire, mais ils ne sauraient l’interdire purement et simplement.
A vrai dire, ne seront surpris par cette solution que ceux qui n’ont pas suivi les développements récents de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg sur la question de la liberté syndicale. Les jalons avaient déjà été posés, et les principes appliqués en l’espèce avaient déjà été explicités. Qu’on en juge par ce passage de l’arrêt :
a) Principes généraux
La Cour rappelle que l’article 11 § 1 présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect spécial de la liberté d’association. Les termes « pour la défense de ses intérêts » qui figurent à cet article ne sont pas redondants et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement. Il doit donc être loisible à un syndicat d’intervenir pour la défense des intérêts de ses membres et les adhérents individuels ont droit à ce que leur syndicat soit entendu en vue de la défense de leurs intérêts (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, §§ 38-40, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, §§ 39-41, série A no 20, et Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002 V).
Le paragraphe 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée de l’article 11 : il cite expressément les forces armées et la police parmi celles qui peuvent, tout au plus, se voir imposer par les États des « restrictions légitimes », sans pour autant que le droit à la liberté syndicale de leurs membres ne soit remis en cause (Syndicat national de la police belge, précité, § 40, Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, §§ 28 et 29, CEDH 2006-II, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999-VII, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 107, CEDH 2008, et Sindicatul “Păstorul cel Bun” c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 145, CEDH 2013 (extraits)).
La Cour souligne qu’elle a considéré à cet égard que les restrictions pouvant être imposées aux trois groupes de personnes cités par l’article 11 appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se limiter à l’« exercice » des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser (Demir et Baykara, précité, §§ 97 et 119).
Partant, la Cour n’accepte pas les restrictions qui affectent les éléments essentiels de la liberté syndicale sans lesquels le contenu de cette liberté serait vidé de sa substance. Le droit de former un syndicat et de s’y affilier fait partie de ces éléments essentiels (Demir et Baykara, précité, §§ 144-145).
Chantiers de demain
Conséquences de ces arrêts, des bouleversements sont à attendre dans le statut militaire.
C’est donc un nouveau chantier législatif qui s’annonce.
Ce chantier n’est pas mince. Il y a fort à parier que l’Exécutif et le Parlement ne se contenteront pas d’un petit article du Code de la Défense reconnaissant la liberté syndicale aux membres des forces armées. Ils voudront aller plus loin, et saisir au bond la possibilité, que rappelle la Cour EDH, de limiter l’exercice de cette liberté.
Et c’est ici qu’apparaîtra sans doute la deuxième vie, pour ne pas dire la deuxième détente, de la nouvelle jurisprudence.
Limiter ? Oui, mais quels éléments de la liberté syndicale et jusqu’où ?
La réponse sera nécessairement délicate. Et peut-être même que la marge de manœuvre des autorités nationales est plus étroite qu’on peut le croire. Et cela surtout si on considère que, pour la Cour européenne, la liberté syndicale avance accompagnée du droit de grève et du droit de négociation collective, que ces deux dernières prérogatives sont considérées comme des « éléments essentiels » de ladite liberté.
Limiter l’exercice donc, mais sans porter atteinte à la substance de la liberté : voilà bien un exercice d’équilibriste !
L’autre perspective de la législation à venir réside précisément dans cette conception extensive de la liberté syndicale. Pour le dire autrement, la réforme à venir se présente d’emblée comme l’établissement d’un code des relations collectives de travail dans l’armée !
Vaste programme ! Et que dire du changement de mentalités que cela suppose ?
Jean-François Akandji-Kombé
3 comments on CEDH, 2 octobre 2014 : le jour où la liberté syndicale débarqua dans l’armée
Merci, Monsieur le professeur, pour cette prompte, et claire, présentation des importants arrêts Matelly et Adefromil rendus le 2 octobre 2014 par la Cour européenne de Strasbourg. Le rappel des arrêts ayant préfiguré cette nouvelle jurisprudence permet de comprendre la portée de celle-ci. On peut s’étonner que la solution consacrée par la Cour hier ait tardé. Il ressort en effet de la dernière phrase du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que la liberté syndicale des militaires est permise mais que les Etats parties restent libres d’apporter à cette liberté des restrictions. En ce sens, on peut estimer que la Cour, dans les arrêts Matelly et Adefromil, n’a fait qu’appliquer la Convention. Maintenant, il faut voir comment la France va faire évoluer sa législation et sa réglementation en fonction de ce que la Cour vient de décider. Pour terminer, on peut souligner le courage manifesté par le lieutenant-colonel Jean-Hugues Matelly, qui se sera beaucoup battu, face à l’Etat français, pour faire, enfin, reconnaître cette liberté si importante pour nos militaires, citoyens comme les autres, quoique chargés d’une mission très spéciale.
Il ne faut, à mon avis, pas s’étonner de ce que cette solution n’apparaisse que maintenant et précisément dans ce cadre.
Primo, c’est la première fois à ma connaissance que la Cour EDH est saisie de ce contentieux. Jusqu’alors les requérants s’étaient focalisé sur d’autres procédures que celle devant la Cour européenne des droits de l’homme, invoquant par conséquent d’autres dispositions que celles de la CEDH.
Or, et c’est là le deuxième point, tous ces textes sont rédigés dans des termes qui admettent une exception militaire en matière syndicale. Il en va ainsi de l’article 9, § 1 de la Convention 87 de l’Organisation internationale du travail (convention sur la liberté syndicale) qui prévoit que “la mesure dans laquelle les garanties prévues par la présente convention s’appliqueront aux forces armées et à la police sera déterminée par la législation nationale“. L’article 5 de la Charte sociale européenne prévoit pareillement que “le principe de l’application de ces garanties aux membres des forces armées et la mesure dans laquelle elles s’appliqueraient à cette catégorie de personnes sont également déterminés par la législation ou la réglementation nationale”.
Merci en tout cas pour le commentaire…
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